Le Club des Penseurs de l’Immobilier s’est réuni pour explorer un sujet devenu central dans toutes les filières : l’essor de l’intelligence artificielle. Si ses promesses sont nombreuses pour les professionnels du secteur, cette technologie impose une vigilance éthique et une vraie réflexion sur la valeur humaine dans nos métiers. Le point sur les réflexions issues des échanges de la dernière rencontre du Club des Penseurs.
Après avoir traité les grands enjeux du logement, le Club des Penseurs s’est tourné vers une révolution technologique majeure : l’intelligence artificielle. Comment transforme-t-elle les pratiques immobilières ? Quels bénéfices concrets en attendre ? Et surtout, comment garder l’humain au centre ? Deux intervenants ont ouvert les échanges : Jérôme Revy, figure de la Proptech, et Thomas Lefebvre, vice-président data & science chez SeLoger (Aviv).
Un partenaire cognitif qui transforme le quotidien de nos métiers
L’IA bouleverse nos repères : rapide, globale, irréversible. ChatGPT a conquis 100 millions d’utilisateurs en deux mois, et 70 % des entreprises y ont déjà recours. Les économistes anticipent une hausse de 14 % du PIB mondial liée à son usage dans les 2 prochaines années. Bien plus qu’un outil, elle devient un partenaire cognitif, capable d’augmenter notre intuition, de raccourcir les délais de décision et de renforcer l’expertise. Elle démocratise l’accès à la donnée (jusqu’alors rare et chère) et crée un nouveau rapport au réel, centré sur l’utilisateur.
Les exemples d’apports aux professions immobilières sont nombreux :
Côté transaction : L’estimation du prix des biens immobiliers avec une fiabilité jamais atteinte, la recherche par le langage naturel traduite en requête “critérisée” directement exploitable par l’agent immobilier, la recherche par image similaire, le home staging virtuel, la génération automatique d’annonces ou encore l’assistance virtuelle capable de dialoguer 24h/24 avec les clients pour répondre à leurs questions, voilà qui transfigure la transaction.
Dans la production des logements ou des locaux d’activité, la planification et la gestion de projet, le suivi de chantier et le contrôle qualité, la modélisation numérique des immeubles et la construction robotisée, la maintenance prédictive et l’exploitation modifient fondamentalement les pratiques professionnelles des promoteurs et des constructeurs de maisons individuelles.
Les notaires vont aussi voir leurs pratiques modifiées, grâce à la rédaction et l’analyse des actes, l’aide à la décision patrimoniale et fiscale, l’analyse et la veille juridique, la détection de la fraude ou encore l’exploitation des bases pour vérifier la valeur des biens.
Les courtiers en crédit ne seront pas moins aidés dans leur mission, pour analyser la solvabilité des emprunteurs, comparer les offres bancaires ou anticiper des besoins en financement.
Les conseils en assurance immobilière trouveront à l’IA des applications multiples, pour mieux ajuster les couvertures aux risques individuels mais aussi pour prévoir l’évolution de la sinistralité selon les régions, les types d’actifs, les comportements de leurs utilisateurs…
Faut-il seulement s’enthousiasmer face à l’IA ?
Les penseurs considèrent l’expertise de terrain majeure, tandis que la modélisation par le traitement digital coupe du réel et de l’expérience du terrain. Sans conteste l’IA accélère la réalisation des tâches et facilite l’exercice des métiers immobiliers. Pour autant, l’IA se fonde sur les données enregistrées renvoyant au passé: les prédictions se font sur des bases dont l’évolution ne peut être assurée que par le discernement humain. L’adaptation des analyses et des réponses immobilières doivent être appliquées aux territoires.
Par ailleurs, l’IA peut légitimement inquiéter sur plusieurs plans:
Qu’en est-il de la sécurisation des données?
Quelle protection intellectuelle et quelle sauvegarde des libertés individuelles?
Va-t-on vers une dépendance cognitive?
Les professionnels immobiliers vont-ils savoir déployer leur valeur ajoutée au-dessus de celle de l’IA? Comment resteront-ils irremplaçables?
Les maires insuffisamment ancrés sur des valeurs républicaines ne seraient-ils pas tentés par une sorte d’eugénisme politique, avec la possibilité de choisir les habitants de leur commune, dès lors qu’ils disposeront à bon compte de données traitées sur l’avenir de leur collectivité?
Quel impact sur la consommation des ressources liées aux datacenters vu le coût d’une simple requête sur ChatGpt?
Les points de vigilance sont nombreux pour autant, les bénéfices de l’IA sont indéniables
On s’approche du zéro défaut dans tous les process et les gestes, quel que soit le métier de la chaîne immobilière, alors que les interventions humaines sont faillibles (on estime à 10% aujourd’hui la marge d’erreur dans les gestes accomplis sur un chantier comme dans un process commercial…);
L’IA est sollicitable sans arrêt, ne tombe pas malade et ne fait pas grève : la continuité du service est assurée;
L’IA va garantir des data ouvertes, alors que l’accès est à ce jour extrêmement réglementé et fermé, empêchant des exploitations salutaires pour la connaissance des marchés immobiliers.
Le recours à l’IA assure une sobriété en termes de développement durable : où nous dépensons dix tonnes de carbone par individu chaque année par un recours effréné et aveugle au digital, en multipliant les requêtes, l’IA réduit notre consommation au cinquième en optimisant nos recherches. L’IA va également rationaliser notre rapport aux immeubles collectifs et aux maisons dans lesquels nous vivons et travaillons, et nous permettre de minimiser notre empreinte carbone.
L’IA valorise les données au maximum de leur potentiel : désormais, une entreprise qui va acheter des leads va réellement pouvoir les optimiser et gagner en efficacité pour conquérir des parts de marché.
L’IA pourrait permettre d’éviter les écueils du passé, par exemple pour l’urbanisme: on a négligé l’aménagement du territoire et on s’est trompé sur les modes de densification par manque de vision et de maîtrise des évolutions économiques, sociales et culturelles.
Pour autant, reconnaître les vertus de l’IA, en particulier pour les métiers de l’immobilier, c’est d’abord comprendre le bénéfice collectif de ce progrès historique, dont tous les acteurs vont profiter à moyen terme. Qu’en est-il alors de la différenciation ? L’IA va-t-elle placer tous les professionnels dans une situation de concurrence comparable à celle qui organise leurs rapports aujourd’hui ? Certains acteurs vont-il à cet égard prendre une avance technologique parce qu’ils sauront comment exploiter l’IA et se garder de ses effets pervers ?
Deux incontournables face à l’IA : formation et approche humaine
Les penseurs s’accordent sur deux nécessités vitales pour les professionnels de la construction, de la transaction, de la gestion des actifs immobiliers :
L’exigence dans les enseignements de formation initiale et de formation continue aux professions immobilières concernant les usages et dangers de l’IA. En particulier, les jeunes doivent prendre la mesure que l’IA leur crée l’obligation non négociable de faire remonter leur valeur ajoutée pour la placer au-dessus des apports de l’IA, sous peine d’être effacée par elle et perdre toute valeur sur le marché. Dans la même logique, une entreprise ne peut pas ne pas réfléchir aux services et aux produits plus performants, plus abordables, plus innovants qu’elle va proposer, et non seulement constater une forme de bien-être commercial ou de facilitation de l’exercice de sa mission. En clair, l’IA ne doit pas induire la paresse individuelle et entrepreneuriale mais elle doit déranger et entraîner un renouvellement de tout l’immobilier professionnel au bénéfice des clients.
Enfin, on ne peut nier que l’IA menace l’approche humaine sinon humaniste de l’immobilier si l’on n’y prend pas garde. Les professionnels de l’immobilier (et plus encore parmi eux les spécialistes du logement des ménages) ont la responsabilité de se servir de l’IA au profit des femmes et des hommes, collaborateurs, prospects et clients. Plaidoyer unanime pour une intelligence artificielle tournée vers l’humain. Il faut lire ou relire Klara et le soleil de l’écrivain britannique Kazuo Ishiguro, roman d’anticipation dystopique qui cherche cet équilibre entre IA et densité humaine.